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Loi numérique, loi gauche

lundi 9 novembre 2015 à 09:14

Vendredi soir, le 6 novembre, Axelle Lemaire a été reçue par Rue89 pour papoter loi numérique (mais pas que). Une vraie loi de gauche pas de droite, avec de la citoyenneté, de l’émotion, et du parler vrai dedans.

Les internautes sont gentils

Sur la consultation elle-même, Axelle Lemaire dit avoir eu des « sueurs froides » mais que, finalement, bah ça s’est plutôt bien passé. Les « internautes », une fois n’est pas coutume, ont été sages comme des images. Un de ces quatre il faudra que quelqu’un m’éclaire sur la différence entre un « internaute » et une personne, parce que j’avoue que ça m’échappe, bref. Elle nous explique que, sur les 8500 contributions, seuls « six commentaires » ont été placés dans la « corbeille », ce qui laisse entendre que l’on a tenu compte de toutes les autres. Si l’on considère que toutes les contributions non retenues – bonnes ou mauvaises – sont dans les faits poubellisées, ce sont donc près de sept cent articles et mille quatre cent propositions qu’il conviendrait de comptabiliser, pas six. Pour être vraiment honnête, il faudrait également tenir compte des milliers de contributions de la consultation organisée par le CNNum et de ses soixante-dix recommandations dont on ne retrouve que peu de traces dans le projet de loi. De la com’, c’est de bonne guerre, ok.

La ministre nous apprend ensuite que le prince Manuel, bah il est un tout petit peu à fond sur le concept. Bon, peut-être pas sur tous les « textes » législatifs, faut pas exagérer non plus. Tu m’étonnes. Tu fais travailler la foule gratos, tu ne retiens que ce qui t’arrange et, au passage, tu fais une opération de communication en faisant croire que c’était vraiment ultra-démocratique. Tout bénef.

Après la méthode, la ministre embraye sur les participants. Au niveau démagogie ça se pose là. Les « geeks et les spécialistes du droit numérique », on s’en fout. Ce n’est pas comme si c’était une loi sur le numérique et qu’on pouvait légitimement supposer que ceux-là savaient un brin de quoi ils parlaient, après tout. Ce n’est pas non plus comme si il existait une diversité d’opinion chez ces gens là, hein ? Et puis, de toute façon, ils sembleraient qu’ils aient participé majoritairement de manière « anonyme », preuve s’il en est de leur mauvaise foi. Les chercheurs, eux, avait un avis qui comptait. Malheureusement, ils n’ont pas l’habitude « d’être en interaction avec des responsables publics ». Comprenne qui pourra. Le contributeur idéal fût donc, par opposition, le citoyen tout court. Celui qui n’a pas trop de connaissances ou de compétences sur la consultation idoine, celui pour qui les questions abordées sont nouvelles. En clair, celui qui ne va probablement pas trop emmerder le monde, c’est tellement plus pratique.

Article 8, levez-vous

Les lobbies ? Oui, il y en avait, bien sûr ! Et oulala, ils étaient « ultra-réticents », particulièrement ceux de la culture. Suprise-surprise. Mais ne vous inquiétez pas, le gouvernement a tenu bon. Enfin, suite à une réunion à Matignon, il a quand même vaporisé feu l’article 8, relatif aux communs. Et hop, l’acrobatique Axelle Lemaire nous déclare que c’est parce qu’il faut du temps, pour expliquer aux lobbies que la notion de communs « n’empiète pas sur le code de la propriété intellectuelle ».

Ça n’empiète tellement pas sur le code de la propriété intellectuelle que c’est le CSPLA qui s’y est collé pour voler au secours des lobbies. CSPLA, si vous l’ignorez, c’est juste l’acronyme de Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. Rien à voir avec la propriété intellectuelle, c’est évident. Avec le courage politique, en revanche, peut-être. Au diable les mauvais esprits et le ministère de la culture, « le débat avance », c’est le principal…

C’est une victoire

Autre sujet brièvement abordé, le libre accès aux publications scientifiques et, par réciproque, la possibilité pour les chercheurs de publier plus librement leur travaux. Là, notre ministre n’y va pas par quatre chemins : « c’est une victoire ».

C’est drôle, parce que si l’on y prête un peu d’attention, on a le sentiment que le résultat est beaucoup plus mitigé, et que le lobbies ont au contraire négocié des contreparties à la réduction des délais d’embargo sur les publications. Lesquels embargos sont maintenus, contrairement à ce que souhaitaient les chercheurs (et ceux qui les lisent, merci les copains).

Ex-Libriste

Concernant le logiciel libre dans l’administration, la ministre nous précise qu’il est difficile d’en imposer l’utilisation, ou même d’élaborer un système de quotas. L’utilisateur a ses petites habitudes dans le logiciel propriétaire, l’argument peut s’entendre. Faudrait pas le brusquer. « Le choix qui a été fait », nous dit Axelle Lemaire, est donc tout naturellement « celui de la promotion ». Il vaut mieux un bon non-choix que rien du tout, me direz-vous. Oui.

Mais c’est oublier que, du côté des logiciels serveur et réseau, le logiciel libre propulse à peu près tout l’Internet et le Web. Dans bon nombre de situations, ces technologies sont, en pratique, des standards, et les champions de l’interopérabilité. Il serait donc assez logique que les administrations s’alignent.

Surtout, c’est envisager le logiciel libre sous le seul angle de l’utilisation, de la consommation. Au contraire, l’État pourrait ou devrait soutenir son développement. Caramba, encore raté.

Haro sur les boîtes noires

Un nouvel article a fait son apparition dans le projet de loi, classé dans la catégorie « grandes avancées ». Il vise à ce que les personnes concernées par des décisions administratives puissent prendre connaissance, lorsque des algorithmes (des programmes informatiques) ont été impliqués dans le processus de décision, du fonctionnement de ces programmes et des critères pris en compte.

Si l’on passe outre l’ironie de la situation – on songe aux algorismes de la loi renseignement (ironie bien sûr relevée par la rédaction de Rue89) – l’idée est assez bonne. Nous sommes, en tant qu’individus, de plus en plus l’objet de décisions prises, souvent à notre insu, par des programmes informatiques. Dans l’administration bien sûr, mais aussi lorsque nous utilisons les moteurs de recherche, que nous demandons un prêt bancaire, que nos primes d’assurance sont évaluées, etc. La transparence devrait être la règle pour éviter la perte de contrôle.

Il y a ici deux cas de figure. Dans le premier cas, ce sont des algorithmes déterministes qui sont impliqués. On sait donc plus ou moins facilement décrire les règles, les causes et les paramètres qui ont conduit à la décision. Il serait donc préférable de communiquer ces règles, et de laisser les algorithmes en dehors de tout ça, ils n’y sont pour rien.

Si au contraire, il s’agit de traitements pour lesquels il est plus complexe de déterminer une causalité, par exemple certains types de programmes d’intelligence artificielle, ils ne seront probablement pas compréhensibles sans avoir des connaissances significatives sur le sujet. La bonne approche serait donc que le fonctionnement de ces algorithmes fasse l’objet d’une publication détaillée, qui pourrait être analysée par des spécialistes, des associations de la société civile ou de consommateurs, etc. La ministre semblait avoir anticipé la question, la réponse laisse rêveur :

Ce n’est pas une publication. On reste sur une relation individuelle avec l’administration : le droit d’en demander la communication. Je n’ai pas encore vu à quoi cela pouvait ressembler concrètement.

Facile pourtant… Il suffirait qu’Axelle Lemaire pose la question à un algorisme ?

Neutralité pas nette

Place au plat de résistance : la neutralité du net. Pour Axelle Lemaire, elle fait partie des « valeurs universelles », et « c’est ce gouvernement qui l’a inscrite dans la loi ». Inscrite dans la loi. Négligeons le passage à l’Assemblée Nationale et au Sénat, la ministre a raison, de toute façon la plupart des parlementaires n’y entrave rien. Vous noterez aussi que, cette fois-ci, elle s’inclut explicitement dans le gouvernement, nous y reviendrons. Le sujet est l’occasion d’une envolée lyrique de la ministre :

Ce sont les gouvernements les plus sociaux-démocrates ou socialistes qui mettent en avant les enjeux de respect de la vie privée.

La neutralité du net est un principe selon lequel les opérateurs réseau et FAI ne doivent ni favoriser ni pénaliser certains contenus ou applications. Ils se contentent de les acheminer sans discrimination de nature, d’origine ou de destination. J’ai beau me concentrer à m’en faire des noeuds au cerveau, je ne vois pas bien le rapport avec la vie privée.

netneut

Allons-y pour les « valeurs universelles ». La neutralité du net a fait l’objet de débats au niveau européen, ces articles du projet de loi numérique sont des adaptations d’un règlement européenn. Ce dernier prévoit des exceptions au principe de neutralité censées correspondre à des contextes particuliers. La Quadrature du Net, qui maîtrise son sujet, a proposé un amendement visant à les définir plus finement, et à éviter que le principe de neutralité ne soit vidé de sa substance, que l’exception ne remplace la règle.

La notion de service spécialisé désigne un service de communications électroniques optimisé pour des contenus, applications ou services spécifiques, ou une combinaison de ceux-ci, fourni au travers de capacités logiquement distinctes, reposant sur un contrôle strict des accès, offrant une fonctionnalité nécessitant une qualité supérieure de bout en bout, et qui n’est pas commercialisé ou utilisable comme produit de substitution à un service d’accès à l’internet

La proposition est limpide : la première partie (jusqu’à « une combinaison de ceux-ci ») vise à définir les services spécialisés, la seconde à en fixer les limites pour éviter les abus. C’est donc cette seconde partie qui garantit le principe de neutralité. L’amendement a été retenu par le cabinet de la ministre, mais dans la version du projet de loi, le second morceau s’est envolé :

Des services autres que des services d’accès à internet
optimisés pour des contenus, applications ou services spécifiques ou une combinaison de ceux-ci, peuvent également être fournis dans les conditions prévues par le même règlement.

Oubli, boulette rédactionnelle, ou volonté délibérée, il n’en reste pas moins que les « valeurs universelles » ont pris quelques tonnes de plomb dans l’aile.

Loi rance

À propos de la loi renseignement, Axelle Lemaire « renvoie la balle » aux opposants. Bizarre, dans la mesure où elle y était elle-même opposée. « J’ai défendu des arguments pendant ce débat », nous dit elle, en se désolidarisant du gouvernement dont elle fait la promotion plus tard quand il est question de soit-disant neutralité du net. Mais ces arguments, pas question de les « étaler sur la place publique », ils n’avaient rien de politique, j’imagine. Le texte aurait même évolué favorablement du fait de ses « interventions ».

Ce sont donc les autres opposants qui sont à blâmer, c’est pragmatique. Ils devraient faire leur examen de conscience et « constater le fait qu’ils ont échoué à convaincre l’opinion publique et les parlementaires« . La procédure accélérée, l’instrumentalisation du terrorisme, les consignes de vote, on oublie.

Pire, les geeks lui reprocheraient méchamment « de ne pas avoir démissionné« . Vous vous rendez compte ? Si démission il y avait eu, nous aurions pu rater cette merveille de loi numérique, cette consultation pas du tout téléphonée.

Alors, la loi renseignement, les opposants peuvent bien lui « reprocher jusqu’en 2037« .

Chiche.

Gouvernance élective par sondages : le retour de Nicolas

mardi 3 novembre 2015 à 18:33

Sarkozy-tuvasvoirquandjevaisrevenir

Le jour de la sortie du sondage dévoilant que « 40% des Français seraient pour un gouvernement autoritaire », l’ex de l’Elysée a dégainé ses propositions… sécuritaires au Parisien. Extrait :

« Il n’y a plus d’autorité de l’Etat. La semaine dernière encore, une trentaine d’activistes ont empêché des fonctionnaires de police de perquisitionner, à Tarnac, le domicile d’une personne suspectée d’activités terroristes. Les policiers n’ont pu exercer leur mission faute de soutien de leur autorité, alors qu’ils étaient mandatés par la justice de la République. C’est une énième illustration de l’affaiblissement de l’Etat et de son autorité, qui vient après le scandale des deux cadres d’Air France molestés, ou encore le blocage de l’autoroute A1 ou le saccage de la gare de Moirans (Isère) par des gens du voyage. »

Sarko dégaine les propositions sécuritaires de son futur gouvernement autoritaire quand un sondage démontre que la part de la population en accord avec la mise en place d’un « gouvernement autoritaire » augmente.

Avec Sarko 2, être suspecté de terrorisme à Tarnac équivaut à molester un DRH ou bloquer une autoroute. Avec Sarko 2, il n’y aura, semble-t-il, aucune pitié, pour personne, et surtout pas pour ceux qui défient l’autorité de… Sarko 2.

La prison pour les piétons qui ne traversent pas sur les clous sera-t-elle automatisée par reconnaissance vidéo ?

Le rétablissement de l’autorité de l’Etat contre les délinquants en col blanc ne semble pas, par contre, au programme de Sarko 2. On se demande bien pourquoi…

Djihad et terrorisme : analyser les discours propagandistes

vendredi 30 octobre 2015 à 14:11
Le leader de l'Etat islamique, Abou Bakr al Baghdadi, affirme, dans une déclaration qui lui est attribuée jeudi, que son "califat" gagne du terrain dans le monde arabe et appelle ses partisans à allumer les "volcans du djihad" dans plusieurs pays, dont l'Arabie saoudite. /Capture d'écran du 5 juillet 2014/REUTERS

Le leader de l’Etat islamique, Abou Bakr al Baghdadi, affirme, dans une déclaration qui lui est attribuée jeudi, que son « califat » gagne du terrain dans le monde arabe et appelle ses partisans à allumer les « volcans du djihad » dans plusieurs pays, dont l’Arabie saoudite. /Capture d’écran du 5 juillet 2014/REUTERS

A l’heure des spots télévisuels gouvernementaux pour prévenir la radicalisation des jeunes Français (c’est-à-dire tenter d’éviter qu’une partie de la jeunesse bascule vers un extrémisme religieux menant au djihadisme), de nombreux signaux laissent entrevoir une forme plus ou moins subtile de propagande au sein de nombreuses sphères de la société. La guerre des propagandes a débuté, et ne pas se préoccuper de ce qu’elle véhicule en termes d’influence des esprits, ce qu’elle modifie dans la société,  est préoccupant. Photographie de la lutte d’influences en cours. Et de ses effets.

Le Califat

Ce qui est appelé ISIS dans le monde anglo-saxon, ou encore « Syrak » par les forces d’interventions américaines, Daech par les responsables politiques français ou le « Groupe Etat islamique » par les journalistes hexagonaux, est en réalité perçu dans de nombreuses populations non-occidentales, comme étant le Califat. Ce terme de Califat est celui utilisé par les djihadistes qui le constituent, mais n’est pas un simple qualificatif, comme aimeraient le laisser croire les puissances occidentales qui lui ont déclaré la guerre.

Le Califat est un véritable Etat, qui se crée par annexion de territoires, avec une administration qui se met en place, des impôts collectés, des écoles, hôpitaux, des fonctionnaires rémunérés, une armée de soldats avec des soldes, une économie qui prospère. Le Califat n’est pas perçu, globalement, comme étant un simple Etat guerrier à travers le monde , puisqu’il représente [aussi] la concrétisation de prophéties religieuses. Une partie des croyants musulmans ou convertis de fraîche date, de partout dans le monde sont attirés par l’aspect prophétique que revendique le Califat.

Les prophéties

La propagande de cet Etat — déjà constitué et en cours d’expansion territoriale —  vers l’extérieur est connue, et passe par des vidéos très modernes, quasi hollywoodiennes, d’appels à venir participer à une guerre en cours, au Levant (le Cham, la Syrie), qui scelle la « fin du monde », et annoncée dans des textes prophétiques coraniques, nommés Hadiths. Ces prophéties sont l’équivalent de l’Apocalypse de Jean pour les Chrétiens, avec le retour d’un prophète, le Mahdi (un grand Himam, un chef politique et docteur religieux) , puis d’un antéchrist, le Dajjal. De la même manière que l’Apocalypse de Jean est interprété par des courants fondamentalistes chrétiens comme étant « en cours de réalisation » — avec l’interprétation d’événements cataclysmiques, politiques,  réels et potentiellement décrits dans l’ouvrage — les djihadistes du Califat estiment que les écrits prophétiques des Hadiths sont en train de se réaliser, par des événements extérieurs ainsi que par leurs actions propres. L’aspect heroic-fantasy de ces appels à rallier le Caifat est souligné par plusieurs analystes qui y voient un facteur attractif certain auprès des jeunes occidentaux.

Visions et mots décalées

La perception extérieure d’événements politiques, sociaux, militaires lointains, issus de cultures différentes peut être fortement décalée, voire tronquée. Une part non négligeable des populations de pays du moyen-Orient ou d’Afrique sub-saharienne voient l’Occident comme une somme de pays moralement décadents, politiquement totalitaires à leur égard, voire terroristes dans certains cas. Les paysans d’Afghanistan qui observent les missiles Hellfire fuser du ciel et déchiqueter des femmes, des enfants, des vieillards, ne peuvent envisager les pays du Nord autrement que comme des pays terroristes.

Dans le même temps, en France, les termes pour définir les acteurs des événements d’Irak et de Syrie changent au gré de l’engagement politique. Les mercenaires qui tuent, violent, pillent, torturent, sont un temps des « rebelles » qu’il faudrait aider quand ils s’attaquent à Bachar el Assad, puis sont pointés du doigt comme des « intégristes » et des « djihadistes » lorsqu’ils rallient le Califat et continue à s’attaquer à… Bachar el Assad. Ce sont pourtant les mêmes, dans leur grande majorité.

Les mots « terroristes », « Groupe Etat islamiste », « djihadistes » sont propagandistes au même titre que ceux d' »infidèles », « ennemis de Dieu », « mécréants », etc… Les « deux mondes » qui s’opposent ne font qu’une seule chose : définir l’autre selon des termes qui confortent leurs propre croyances et leurs propres intérêts politiques.


Stop-Djihadisme – Véronique raconte le départ… par gouvernementFR

Cette vidéo gouvernementale n’informe pas. Elle appelle à compatir au sort de cette mère et se méfier de l’attitude de ses propres enfants adolescents ou jeunes adultes. Comment le gouvernement français compte-t-il enrayer l’attrait pour le djihadisme s’il persiste à vouloir présenter la situation sur un seul mode compassionnel et sans décrire la réalité ?

Propagande vs propagande

Les populations occidentales savent aujourd’hui que l’intervention militaire de 2003 en Irak n’avait pas pour objectif d’apporter la « démocratie » ou « la paix » dans ce pays. De la même manière, il est établi que Saddam Hussein ne soutenait pas, n’était pas l’allié d’Al Qaïda. Quand les responsables politiques pointent la barbarie des djihadistes du Califat, ceux-ci répondent avec les mêmes termes, pointant les destructions sauvages du « grand Satan », les mensonges et les ravages militaires de cet ennemi qu’est l’Occident.

La propagande djihadiste repose sur une manipulation très fine de réalités géopolitiques concrètes corrélées à des promesses religieuses prophétiques en cours de réalisation. L’appel à venir se battre, aider à faire émerger un messie et participer au grand combat de la fin des temps, celui de l’apocalypse, qui verra les méchants punis, et les « soldats de dieu », récompensés, est difficile à contrer avec des mots creux et sur-utilisés comme ceux de « terroristes » ou « djihadistes ». Pour de nombreux musulmans de pays pauvres — qui ne cautionnent pas les actes de violences extrêmes comme l’esclavage des femmes, perpétrés par l’armée du Califat — l’instauration de la charia (la loi islamique), par exemple, est souvent perçue comme une « bonne chose ».

L’asservissement aux puissances occidentales, qu’il soit économique, politique ou même culturel, est un problème fondamental pour ces populations pauvres du Sud. Instaurer une loi religieuse, qui respecte la tradition — la charia — est vu par le Nord comme une horreur, mais à l’inverse, très souvent, comme un moyen de se préserver, de retrouver de la souveraineté, pour le Sud musulman. Chacun tente alors de faire admettre son erreur de jugement à l’autre. Propagande versus propagande : le match ne peut être que nul.

Imposer sa vision du monde, dans un monde en perdition

Refuser d’admettre la réalité du monde et la retravailler à des fins partisanes ne peut qu’inciter des jeunes gens sans repères, perdus au sein d’une société sans projet, dirigée par des personnalités politiques décrédibilisées, à basculer du côté de l’intégrisme pseudo religieux du Califat. L’attraction exercée par cet Etat-secte apocalyptique ne devrait pas être combattue par des méthodes propagandistes, pour une raison simple :  l’information circule et la réalité de ce qu’est le Califat peut être très facilement connue des jeunes occidentaux. Cet article de la revue Books, à propos de la poésie djihadiste est très instructif.  Il démontre que le Califat islamique porte des valeurs et une culture qui se propagent et attirent, loin au delà de l’Irak et de la Syrie. Par la tradition arabe de la poésie. Et l’internationalisme.

Ma patrie est le pays de la vérité,
Les fils de l’islam sont mes frères…
Je n’aime pas plus l’Arabe du Sud
que l’Arabe du Nord.
Mon frère qui vit en Inde, tu es mon frère,
comme vous, mes frères des Balkans,
d’Ahwaz et d’Aqsa,
d’Arabie et de Tchétchénie.
Si la Palestine hurle,
ou si l’Afghanistan pousse un cri,
Si le Kosovo
ou l’Assam ou le Pattani est lésé,
Mon cœur se tend vers eux,
brûlant d’aider ceux qui sont dans le besoin.
Il n’y a pas de différence entre eux,
voici ce qu’enseigne l’islam.
Nous sommes un seul corps,
voilà notre heureuse croyance…
Nous différons par la langue et la couleur,
Mais nous avons le même esprit.

Le Califat n’est pas un groupe, ni une petite armée de djihadistes, mais bien plus que cela. Dépeindre le Califat avec les seuls termes de « barbares », de « terroristes », est le meilleur moyen de démontrer que ceux qui l’activent, ont gagné la bataille des esprits, puisqu’ils peuvent aisément démontrer qu’ils ne sont ni des « barbares » ni des « terroristes », ces termes n’ayant aucun sens dans la situation actuelle.

« Barbare » renvoie à l’histoire européenne, et dans un jugement moral, n’a pas beaucoup d’influence : chacun est le barbare de l’autre (il suffit de se replonger dans les exactions américaines à Guantanamo, ou Abou Graib). Quant à terroriste, il est difficile de décrire une armée, équipée, payée, comme une « armée terroriste ». L’armée du Califat ne fait rien d’autre que ce que toutes les armées ont fait au cours du temps : envahir un territoire et l’annexer. Puis le défendre. Quant à appeler à condamner des opération à l’extérieur, elles sont, malheureusement le pendant des assassinats par drones commandés depuis la Maison blanche ou de façon plus discrète, par l’Elysée.

C’est donc une guerre qui a débuté en Irak et en Syrie, et non une « opération militaire » ou « des frappes ». Une guerre contre un Etat, le Califat. Il serait intéressant de décrire la réalité de ce qu’il se passe vraiment en Syrie et en Irak, de parler des fameuses promesses apocalyptiques, du discours véhiculé par ce nouvel Etat. Que des érudits de l’islam parlent clairement des hadiths ? Démontrer que le délire prophétique du Califat n’est ni plus ni moins que l’équivalent de celui des sectes apocalyptiques chrétiennes qui annoncent la fin du monde depuis des lustres. Démontrer le délire moyen-âgeux et sectaire du Califat serait sûrement plus constructif que tenter vainement de dire qu’y aller est faire un acte de « terrorisme ». Acte de terrorisme qui peut attirer les esprits fragiles ou en révolte, qui plus est…

Parler du Califat, dans une forme propagandiste, en occultant la réalité de ce qu’il est, représente, est un choix politique. La propagande, même lorsqu’elle elle veut le « bien » des gens, est un outil à double tranchant, qui peut se retourner contre celui qui l’utilise. Ce qui semble bien être le cas en France, aujourd’hui.

Pjilippe-Joseph Salazar, rhétoricien et philosophe a sorti un ouvrage à ce propos il y a un mois : Paroles armées. Cette interview donnée à TV5Monde résume cette problématique d’occultation de la réalité et de compréhension tronquée de la propagande.

 

 

Un extrait d’ interview donnée sur le site d’information de TV5Monde, sur l’utilisation des mots, établit, d’après lui, pourquoi les dirigeants français refusent de nommer le Califat et le décrire pour ce qu’il est :

Le groupe Etat islamique, les terroristes de Daech :

Que pensez-vous de ces dénominations qui sont désormais rentrées dans le langage médiatique et politique ?

L’utilisation de ces termes est une tendance, de nouveau, à vouloir démontrer qu’on a le contrôle de la situation. On cherche, ce qu’on appelle le juste milieu. C’est la tendance générale des gouvernants, que j’appelle les gestionnaires. Ce juste milieu signifie que l’on exprime une opinion raisonnable, qui n’est pas excessive. Le problème de dénomination du Califat est une affaire assez française, mais si nous sommes en guerre avec des alliés, tout le monde devrait utiliser le même terme. Lorsque l’on parle du Groupe Etat islamique, c’est absurde, puisqu’on ne peut pas être en guerre contre un groupe. Le droit international définit la guerre contre un Etat, pas contre un groupe. Je vous cite un extrait du Discours sur la première décade de Tite-Live, de Machiavel :

« Partout où il faut délibérer sur un parti où dépend le salut de l’Etat, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie, mais rejetant tout autre parti, s’attacher qu’à celui qui le sauve et maintient sa liberté. Les Français ont toujours imité cette conduite et dans leurs actions et dans leurs discours, pour défendre la majesté de leur roi et la puissance de leur royaume. »

On voit là la perception qu’avait l’Europe de la France à la Renaissance : la primauté de l’intérêt national. Cet extrait de Machiavel définit aussi très bien les Etats-Unis, qui peuvent déclarer la guerre à n’importe qui.

En France on ne peut plus considérer que la patrie, la nation, l’Etat soient en danger, nous sommes devenus aveugles à ce genre de notion en vivant dans une paix perpétuelle. Donc, nous ne pouvons pas nommer ceux qui partent combattre pour le Califat comme des combattants et des traîtres. Ceux qui restent sur le territoire mais combattent pour le Califat sont des partisans. Autant nommer les choses. Mais on ne veut pas nommer les choses.

Daech c’est un acronyme d’une expression arabe. Mais est-ce péjoratif ? A moins de connaître l’arabe, pourquoi se poser cette question ? Le processus à mon avis est le suivant : pour vendre une marque, un slogan, il y a une valeur d’appel. EI, ISIS, c’était compliqué, ça ne passait pas bien, et puis ISIS il y a la déesse égyptienne. Donc Daech, c’est pas mal, il y a la consonne explosive au début, ça finit en « ch« , ça fait arabe . Cameron a essayé de proposer Daech à la BBC, qui a dit « non« . Mais des militaires interviewés au Sénat américain ont dit « The Califate« . Les Américains disent le Califat, ils adorent les noms un peu grandioses. Mais ce que nos dirigeants français ne comprennent pas, c’est qu’il est beaucoup plus noble, et séducteur en quelque sorte, que la République se batte contre le Califat islamique plutôt  que contre un machin qui s’appelle Daech.

Je donne toutes les références des archives administratives dans mon livre, et le Califat est un Etat : il a un territoire, une population, il administre, il gère, il y a des hôpitaux, des écoles, il a une monnaie. Lors d’une audition du général Gomart, qui est le patron du renseignement militaire, devant une commission sénatoriale celui-ci a dit : « Nous avons affaire là  à un proto-Etat« . Mais on ne peut pas le dire en France, parce que la population musulmane, qu’on le veuille ou non, peut être à ce moment là, face à un choix  draconien.

 

Pénétrer dans la zone d’Eurotunnel : dix ans de prison !

jeudi 29 octobre 2015 à 12:20
migrants-eurostar-reuters

(source: Reuters)

Symptomatique. Un projet de loi sur le « droit des étrangers en France », dont la discussion en « procédure accélérée » a débuté cet été au mois de juillet, vient d’être subrepticement rebaptisé, lors de son passage en première lecture au Sénat, comme « portant diverses dispositions relatives à la maîtrise de l’immigration ». Cela a le mérite de la franchise. Car la question des « droits » des personnes étrangères s’est le plus souvent résumé à en réduire la portée ou à rendre leur garantie de plus en plus complexe.

Ceux qui auraient pensé qu’un tel débat parlementaire, au moment d’une des crises migratoires les plus majeures de l’histoire de l’Union européenne, ait pu être influencé par la détresse de dizaines de milliers de réfugiés débarquant en Europe peuvent aller se rhabiller. Rien n’a été adopté qui aille dans le sens de mesures renforçant la solidarité.

Comme lors de la réforme du droit d’asile, qui a donné lieu l’an dernier à une nième loi encore plus dure que la précédente, c’est la logique de la forteresse qui l’emporte – et cela entre en résonance avec le document révélé par Statewatch et mis en lumière par Reflets sur le recours croissant aux contrôles biométriques aux frontières.

Cet examen au Sénat a donné l’occasion à la majorité de droite d’alourdir encore plus la balance. La palme démago revient sans conteste à Natacha Bouchard, la maire de Calais qui gesticule depuis tant d’années pour se faire une place au chaud parmi les fans de Marine Le Pen.

Cazeneuve et Bouchard (AFP)

Elle est à l’origine d’un amendement vraiment tordu, finalement voté par la majorité sénatoriale avec la passivité du gouvernement. Il s’agit de modifier le code pénal pour protéger le tunnel sous la manche des hordes de migrants ! Son idée ? Punir de 7 ans de prison et de 100.000 € d’amende tout acte de « destruction, dégradation ou détérioration » si cela porte atteinte à « un point d’importance vitale pour la défense nationale ou un site sensible, dont l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la Nation ».

La sénatrice le dit clairement face à ses collègues en séance:

Cet amendement a pour objet de renforcer la gravité de certaines atteintes aux biens qui seraient préjudiciables à la défense ou à la sécurité économique, en cette période très difficile liée aux flux migratoires, laquelle ne va pas devenir plus calme.

Le tunnel sous la Manche subit, en particulier, régulièrement des attaques et des intrusions de la part de migrants qui mettent en danger les installations de cette infrastructure, reconnue d’importance vitale pour l’économie franco-britannique, mais n’entrant pas forcément dans le cadre des intérêts fondamentaux de la nation […].

Avec cette subtile modification, pénétrer dans le périmètre de sécurité du tunnel (comme ici début septembre) suffirait amplement à être considéré comme une menace sur « un site sensible dont l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique ». Notez bien les mots employés : « potentiel de guerre ou économique ». Rien de moins : les hordes de migrants mettent donc en danger la capacité de riposte française en cas de guerre ! Mais en guerre contre la Perfide Albion, ou contre ces mêmes réfugiés qui ne font que fuir d’autres guerres, bien réelles celles-là ?

Encore mieux : le code pénal prévoit déjà que ce crime monte à 10 ans ferme et 150 000 € si ces actes sont commis en groupe (« par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice »). Cela veut dire, avec cet amendement Bouchard, que n’importe quel acte de dégradation qui se passe dans la zone d’Eurotunnel, même des actes mineurs (découper un grillage, ouvrir une brèche dans une tôle de chantier…), pourrait valoir à ses auteurs une peine de 10 ans ferme. Et pas besoin de se déplacer en meute déterminée, à deux aussi ça marche (« auteur ou de complice »). Il parait que la loi ne doit pas être « disproportionnée » pour être juste et efficace – la bonne blague !

Lors des discussions la secrétaire d’État Clotilde Valter (non, pas de l’immigration, mais de « la réforme de l’État et de la simplification »…) a bien tenté de contrer à cet amendement scélérat. Mais les arguments déployés en sont resté à la forme (« Le Conseil constitutionnel pourrait y voir là un cavalier législatif »), pas au fond. Mis au vote, cet amendement a donc été adopté grâce à la majorité de droite (devenu l’article 30 bis A du projet voté par le Sénat) – même s’il sera sans doute censuré comme contraire à la constitution dans quelques semaines.

Délit de refus biométrique : vive la triple peine!

Bouchard s’est offert une autre tribune à l’occasion de ce projet de loi. Elle a failli voler la vedette au gouvernement, qui a, pour le coup, innové dans le code pénal. Voilà la « triple peine » qui sanctionne de prison ferme tout étranger qui ferait obstacle à l’inquisition biométrique. Car c’est de ça dont il s’agit dans l’article 23 bis adopté par l’Assemblée, suite à un amendement du gouvernement qui n’a pas même été discuté en séance. Il institue un nouveau délit de « refus de fichage », à l’instar de ce qui existe depuis plus de dix ans pour rendre le « prélèvement biologique » et le fichage ADN obligatoire – tout en laissant entendre, perfidement, que la personne aurait le choix d’accepter ou de refuser que sa salive alimente le Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG); le « refus de prélèvement » étant donc un délit pénal et continu (pouvant même persister même si le délit ayant conduit au prévenu de se voir fiché a obtenu non-lieu ou relaxe).

Article 23 bis

Le deuxième alinéa de l’article L. 611 3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile est complété par une phrase ainsi rédigée :

« Le refus de se soumettre à ces opérations est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. »

Bref, quand on est étranger en France, que l’on cherche à obtenir (ou renouveler) un titre de séjour, ou que l’on soit arrêté pour « séjour irrégulier » et menacé d’expulsion, on doit céder ses empreintes digitales et son visage numérisé ; la procédure date des années 90, et le fichier central a, depuis, pris le nom d’ADGREF2 (on en parlait ici sur Reflets).

Triple peine, car une personne sans papiers en règle peut se retrouver en rétention (primo) et finir expulsé (secundo), et s’il refuse la biométrie on pourra le poursuivre, pour ce seul fait, de manière continue (tertio). Le gouvernement se justifie en expliquant que ce recensement biométrique est « une obligation européenne » et qu’elle « permet une action plus efficace en faveur du démantèlement des filières de l’immigration irrégulière » – et pour « garantir l’effectivité de ces dispositions » il fallait donc prévoir « les sanctions encourues pour l’étranger refusant de se soumettre à ces opérations ».

C’est là que la bande à Bouchard entre en scène. L’amendement proposé sur ce nouvel article est de rendre obligatoire la prise d’empreintes (« doivent » et non « peuvent », comme le dit la loi pour l’instant). La sénatrice du Nord sous-titre son propos : « Cela permettra à la fois de gérer la situation de façon plus humaine [sic] et de pouvoir engager des poursuites à l’égard des auteurs d’actes délictueux. »

Le problème, c’est que cet amendement ferait disparaître la fameuse disposition visant à punir le « refus de se soumettre aux opérations » biométriques. L’amendement Bouchard sera donc retoqué. Valter n’en a pas moins rappelé que « les empreintes digitales et les photographies sont des éléments d’identification indispensables », mais que « cependant, ces techniques sont soumises aux règles de protection de la vie privée. Le Conseil constitutionnel a habilité l’autorité administrative à y recourir, mais dans le cadre d’un examen au cas par cas de leur caractère nécessaire. Le recours systématique que vous proposez serait donc contraire à la jurisprudence constitutionnelle. » Un simple détail pour la maire de Calais.

(source: AFP)

Les réfugiés sont des fraudeurs en puissance

Dans la même rubrique « surveiller et punir », l’article 25 de ce projet de loi, non modifié par l’Assemblée, concerne l’euphémisme « droit de communication ». Il s’agit de permettre aux agents de l’Ofpra, qui instruisent les demandes de titres de séjour, de fouiner dans un maximum de bases de données – état civil, pôle emploi, aide sociale, sécurité sociale, établissements scolaires et d’enseignement supérieur, banques, fournisseurs d’énergie- télécoms-internet, établissements de santé publics et privés, greffes des tribunaux… – à la recherche d’indices pour d’éventuels fraudeurs… Sans que le secret professionnel – sauf le secret médical… – ne puisse s’y opposer.

Comme l’a rappelé la sénatrice EELV Éliane Assassi, d’après le Défenseur des droits (avis du 3 septembre – PDF) cet article 25 « est sans doute la disposition la plus contestable du texte en ce qu’elle atteste de la forte suspicion à l’égard des étrangers et constitue une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles et au secret professionnel ».

Acharnement sur les mineurs étrangers isolés

Dans le même ordre d’idées, l’article 28 bis A créé un nouveau délit autour de l’utilisation de faux papiers (« le fait d’utiliser un document d’identité ou de voyage appartenant à un tiers ») si l’étranger y a eu recours pour tenter d’obtenir un titre de séjour. Peines lourdes: 5 ans et 75.000€ d’amende. Et, bien entendu, cela passe à 7 ans et 100.000€ « lorsque ces infractions sont commises de manière habituelle ». Bizarre, car le code pénal ne punit que d’un an de prison et 15.000€ le fait d’usurper l’identité d’un tiers. Pour les réfugiés en détresse, les peines sont donc 5 fois plus lourdes! Des sénateurs et sénatrices illuminées ont bien tenté de souligner cette aberration, notamment « à l’égard des jeunes étrangers isolés ». « Dans les faits, indique le communiste Christian Favier, ce délit pourrait être constitué lorsque ces jeunes entrent en France après avoir fait des demandes de visa sous une autre identité ou après avoir indiqué, par exemple en Italie ou en Espagne, être majeurs, afin d’être autorisés à poursuivre leur trajet. »

La sous-ministre Valter, bombardée pour l’occasion cheftaine de la police de l’immigration, n’y voit rien à redire. Inflexible: « il est inopportun de permettre à des personnes d’entrer sur le territoire ou de s’y maintenir en utilisant des documents d’identité appartenant à des tiers. Cette suppression [de la mesure] affaiblirait incontestablement un axe important de notre politique, à savoir la lutte que nous menons avec détermination contre les filières d’immigration clandestine. » Toujours la même rengaine : pour gagner face aux « passeurs », « trafiquants d’êtres humains » ou autres « mafieux de l’immigration », on criminalise la personne, le réfugié ou l’exilé, victime à la fois des mêmes passeurs et des cerbères de la Forteresse Europe. Déplorable.

Enfin, le recours aux scandaleux « tests osseux » pour déterminer d’âge d’une personne en demande d’asile ou de titre de séjour, a été maintenu par le Sénat. Comme si les réfugiés mineurs mentaient sciemment sur leur âge pour bénéficier d’une meilleure protection. Ces techniques humiliantes – et scientifiquement très peu fiables – sont pourtant interdites dans de nombreux pays et dénoncées par les ONG depuis des années, comme cela a été rappelé début octobre.  Une pétition pour les éradiquer a recueilli 13.000 signatures il y a quelques mois. Une quarteron de sénateurs a encore tenté de proposer un amendement pour les supprimer définitivement des procédures d’immigration. Comme l’ont rappelé les ONG, « sur la base de ces tests aux résultats incertains, ce sont des dizaines de jeunes, garçons et filles, qui, accusés d’avoir menti sur leur âge, ont été condamnés à des peines de prison et à des dédommagements de dizaines voire de centaines de milliers d’euros à verser à l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui les avait pris en charge » (lire ici des témoignages accablants sur ce que risquent les jeunes étrangers). Alors que ces tests ont des marges d’erreurs pouvant aller jusqu’à 2 ans!

Mais Clotilde Valter joue son rôle à la perfection:

Le recours à des tests médicaux présente l’intérêt de donner un âge approximatif fiable [faux, comme l’ont montré d’innombrables études sur la question!]. Mais, dans le cadre de l’appréciation des résultats, il faut tenir compte d’une marge d’erreur. En effet, il n’y a pas pour l’heure de certitude.

À ce stade du débat, le Gouvernement est à la fois défavorable à une interdiction pure et simple de la pratique des tests osseux, car cela le priverait d’un outil utile pour lutter contre les fraudes, et favorable à un encadrement de cette pratique. En outre, je tiens à insister sur le fait que cette méthode est autorisée par les directives européennes.

Le Gouvernement a déjà pris des mesures visant à encadrer cette pratique, et il souhaite qu’elles figurent dans la loi.

Il est question d’encadrer ces pratiques dans une proposition de loi relative à la protection de l’enfance (examen en cours), mais les ONG sont persuadées que c’est une diversion:

« L’interdiction des tests de maturation osseuse […] a été proposée par des députés PS et EELV lors de l’examen [de cette proposition de loi], mais leurs amendements n’ont pas été retenus. Au contraire, le gouvernement a fait adopter un amendement, déposé en dernière minute et défendu par Laurence Rossignol, inscrivant dans la loi cette pratique aux conséquences dramatiques pour les jeunes concernés : exclusion de toute prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, mise à la rue immédiate, interruption de la scolarité ou de la formation en cours, impossibilité de régularisation sans secours ni protection d’aucune sorte et sans titre de séjour. »

Cette loi honteuse sur l’immigration sera sans doute adoptée telle quelle par la dernière navette, une commission mixte Assemblée/Sénat qui se réunira en décembre prochain.

Cryptographie : on va tous mourir ! (encore)

lundi 26 octobre 2015 à 15:45

End of the worldLa cryptographie, c’est la pierre angulaire de tout ce qui est plus ou moins sécurisé sur l’Internet numérique digital 2.0. C’est une science qui n’intéressait pourtant, jusqu’à récemment, qu’une poignée d’initiés à la pilosité faciale plus ou moins époustouflante. Depuis les révélations d’Edward Snowden, la vie privée, la confidentialité, la sécurité des communications jouissent d’une exposition médiatique grandissante.

L’ennui, c’est que lorsque des chercheurs ou spécialistes découvrent une faille d’importance, la matière étant complexe, ils ont de plus en plus besoin de faire le buzz pour être entendus au delà d’un public averti. Publier un papier académique au format PDF ne suffit plus : il faut faire du marketing, à grand renfort de « marques » (Shellshock, Poodle, Heartbleed, etc.), de logos sanguinolents ou de sites web (plutôt bien foutus, d’ailleurs).

Y a pas de fumée sans FUD

Or donc, courant mai, une équipe de chercheurs a publié un travail vraiment remarquable (no joke) sur une faille de sécurité et sur la manière dont la NSA en a très probablement tiré parti. Le papier a ensuite été complété en octobre, présenté dans une conférence et les auteurs ont obtenu une récompense bien méritée. Ça, c’est pour le côté positif.

Dans la foulée, on a vu fleurir des articles sensationnalistes aux titres clickbait, pleins de FUD, d’approximations, d’incompréhensions ou de contre-vérités qui nous annoncent la fin du monde, ou en tout cas son équivalent Internet (« HTTPS/VPN/SSH est tout cassé, on va tous mourir ! »). Je ne vous le cache pas, ça m’énerve. Parmi ces articles, mon préféré c’est celui-ci. Pour ne citer qu’un bout du chapeau :

la NSA serait parvenue à décrypter des milliers de milliards de données à travers le monde grâce à l’échange de clés Diffie-Hellman, une méthode de décryptage très complexe.

D’abord, on se demande bien ce que ça veut dire, « des milliers de milliards de données », et les chercheurs n’étaient pas deux, comme c’est mentionné dans l’article, mais quatorze. Sympa pour les autres. Dans la catégorie mékéskidi, « le piratage du décryptage des données » devrait finir la saison dans le haut du classement. Ensuite, l’échange de clés Diffie-Hellman (DH pour les intimes) n’est pas une méthode de chiffrement, et encore moins une méthode de décryptage. Enfin et surtout, DH est considéré comme sûr quand il est configuré correctement, ce que nombre d’auteurs oublient bien soigneusement de mentionner.

Diffie, Hellman… et Michel

Notre protagoniste, Michel, aime bien se tirer le portrait. Du coup, sa tante Brigitte lui a offert une magnifique perche à selfie télescopique. Et depuis, c’est le moins que l’on puisse dire, Michel est à fond dedans. Il s’auto-immortalise dès qu’il en a l’occasion, c’est devenu une passion. À tel point qu’il a fini par avoir sa petite notoriété dans le milieu de l’égoportait, le gredin.

Michel et POTUS

Michel et POTUS

Assez fier de lui, il a décidé de poster ses derniers chefs-d’oeuvre sur Facebook. Lorsque Michel va se connecter pour envoyer ses photos, le transport d’informations entre son smartphone et le serveur va être chiffré. Mais pour ce faire, il faut que Michel et Facebook trouvent un moyen de s’entendre, au préalable, sur une clé, un secret partagé qui servira au chiffrement de la session.

Facebook propose à Michel un paramètre public, un nombre qui peut être librement échangé sur les réseaux. Pour simplifier, nous allons utiliser l’analogie des couleurs (également utilisée par la page Wikipedia en anglais). Notre paramètre public est ici le violet (8388736 sous sa forme numérique). Chacun va ensuite choisir une couleur qu’il gardera secrète ; Michmich le jaune (16776960), Facebook le rouge (16711680). Puis ils mélangent leur couleur secrète à la couleur publique, le violet. Michel obtient du brun tout moche, Facebook une sorte de fuschia foncé du plus vilain effet. Chacun transmet via Internet son mélange à l’autre, qui le recombine alors avec sa couleur secrète. À la sortie, ils obtiennent tous deux la même couleur, un orange foncé (13980971), qu’ils vont pouvoir utiliser comme clé de chiffrement.

Échange de clés Diffie-Hellman

Échange de clés Diffie-Hellman

Les couleurs secrètes n’ont jamais circulé sur les réseaux, seuls les produits du mélange avec la couleur publique. Si un indiscret voulait s’emparer de la clé de chiffrement pour chiper les selfies de Michel, il lui faudrait donc deviner les couleurs secrètes à partir des teintes ayant circulé sur le réseau : le brun et le fuschia. Dans notre exemple, c’est très facile, car la fonction de mélange de couleurs est facilement réversible ; elle fonctionne à peu près de la même façon dans les deux sens. C’est pour cette raison que DH utilise une méthode mathématique qu’il est facile de jouer en marche avant, mais très difficile à dérouler en marche arrière. Les chercheurs estiment que pour réussir à casser un échange DH (1024 bits) en un an, le coût serait de quelques centaines de millions de dollars. Une broutille, hein ?

Alors, vous dites-vous, il est où le problème ?

La méthode utilisée pour casser DH se décompose en deux phases. La première, le précalcul, est la seule qui nécessite un temps de calcul et des investissements significatifs, la seule qui soit difficile et coûteuse pour une organisation du type NSA. Cette étape dépend principalement de l’originalité d’un très grand nombre premier, défini sur chaque serveur, le « groupe Diffie-Hellman ». La seconde phase, dite de « descente », est infiniment plus facile et rapide. Ainsi, si un grand nombre de serveurs utilisent le même nombre premier, le même « groupe », la NSA n’aura à faire le plus gros du boulot, c’est à dire le précalcul, qu’une seule fois. Elle pourra ensuite très facilement casser tous les échanges individuels quand l’envie lui en prend.

Et c’est tout bêtement là où le bât blesse : bon nombre de logiciels sont installés avec des groupes Diffie-Hellman « par défaut », identiques d’un serveur à l’autre. Les opérateurs de certains systèmes ont oublié de générer des groupes Diffie-Hellman originaux (et suffisamment larges), ou ignoraient qu’il était recommandé de le faire. L’opération prend quelques minutes, mais il semble qu’à ce jour un nombre significatif de serveurs soit encore vulnérable.

Errare humanum est, perseverare diabolicum

Dans ce type d’articles anxiogènes, comme celui que je cite en introduction, articles souvent truffés d’erreurs, on ne trouve aucune mention que des solutions existent (alors que c’est non seulement clairement mentionné par les chercheurs, mais qu’ils proposent de surcroît un guide pour les administrateurs système). On n’y fait que constater les problèmes, quand ils n’y sont pas amplifiés sans vergogne. Ce qu’on y lit, en creux, c’est la toute puissance de la NSA (ou d’organisations du même tonneau), et, par réciproque, l’impuissance de la cryptographie. Or, jusqu’à nouvel ordre, en réalité c’est tout le contraire. La force de la cryptographie moderne est la règle, sa faiblesse l’exception.

La sécurité, la vie privée, la confidentialité des échanges sont des sujets sérieux. Ce serait franchement une bonne idée d’arrêter d’écrire n’importe quoi, de repenser la manière de communiquer sur ces questions de sécurité informatique en général, et de crypto en particulier. D’arrêter de tomber dans le sensationnel et de faire preuve de pédagogie, de livrer une information précise et lisible sur les maux et les remèdes. Peut-être aussi serait-il intéressant de mettre à disposition des opérateurs de services, et de leurs utilisateurs, des informations et des outils qui leur permettent, au cas par cas, d’évaluer facilement le niveau de sécurité auquel ils peuvent s’attendre, ainsi que les risques auxquels ils s’exposent.

Et les selfies de Michel seront bien gardés.