PROJET AUTOBLOG


Pixellibre.net

Site original : Pixellibre.net

⇐ retour index

Proposition de loi contre la haine en ligne, l’avis d’un jeune vieux con des Internets

vendredi 5 juillet 2019 à 14:02

Hier soir, jeudi 04 juillet 2019, se terminaient les débats de l’Assemblée Nationale sur la proposition de loi contre la cyber haine, rebaptisée « proposition de loi visant à lutter contre la propagation des propos haineux sur Internet » par les députés, dans les derniers amendements discutés.

Cette proposition de loi se fixe comme but de combattre la haine en ligne sous toutes ses formes, sur l’ensemble des canaux qu’ils soient publics ou privés. Les réseaux sociaux, les forums, les blogs, tout espace de communication se retrouverait concerné, dans l’état actuel de la loi.

En préambule, il faut retenir que ladite loi a passé l’étape des débats de l’assemblée, elle devra être votée par cette même assemblée, puis transmise au Sénat, qui va amender le texte (ou non), qui devra le voter, etc. Comprenez donc qu’il reste encore du chemin à cette loi avant qu’elle soit promulguée et qu’elle entre en vigueur. Nous devrions, si le calendrier est tenu, voir arriver la proposition de loi au Sénat vers septembre.

Je vous passe les arguments entendus depuis des années, les « Internet est une zone de non droit », « tout est autorisé sur Internet » et autres, utilisés par les députés et autres camarades pour justifier la nécessité de rajouter, encore, des textes et des textes de loi pour encadrer cet espace.

Ironie du sort, cela fait une dizaine d’années qu’au moins un texte de loi par an vient encadrer Internet… l’argument de la zone de non droit est aberrant, pour ne pas dire honteux… mais il semble fonctionner, encore et toujours.

Ça fait quoi… 14, 15 ans, que j’observe l’évolution du cadre juridique autour d’Internet, alors je vous livre ici mon avis de jeune vieux con des Internet.

Mon but, c’est de vous amener à réfléchir, alors ça va être long, prenez du temps pour lire la suite, et commentez si vous le souhaitez, ici, sur Twitter, par e-mail, comme vous le sentez.

TL;DR : c’est de la merde.

Appelons un chat un chat, ce projet de loi est nauséabond au possible.

Entendons-nous bien, lutter contre la haine en ligne, c’est une nécessité. Personne ne remet cela en question. Pour autant, afin de lutter contre cette haine, il faut deux choses extrêmement importantes : savoir qualifier avec une précision sans failles ladite haine et disposer de moyens concrets pour faire appliquer la loi.

Au passage, petite remarque : ce texte n’a pas vocation à lutter contre la haine, en y réfléchissant bien. Ce texte a vocation à la faire disparaitre de la surface visible, à stopper net sa propagation. Cela ne la fera pas disparaitre pour autant, l’esprit humain est assez tordu pour trouver d’autres vecteurs de diffusion de la haine… l’espèce humaine ne semblant être bonne qu’à s’insulter et se détester. Bref, revenons-en à nos moutons…

Combattre la haine est un exercice difficile car il faut identifier ce qui se cache derrière ce mot. C’est fondamental. Ne pas le faire, c’est prendre le risque de considérer des opinions contraires comme des propos haineux. C’est prendre le risque d’entraver la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la capacité à avoir des avis contradictoires, des débats, parfois intenses certes, mais généralement intéressants.

Si je dis « Éric Ciotti est, à mes yeux, un mauvais député, ses propos sont dangereux, il est néfaste, toxique, mauvais et il représente tout ce que je déteste », est-ce de l’incitation à la haine ? l’expression d’un sentiment de haine ? un avis ? une opinion ?

A première vue, mon propos n’est pas haineux, mais aux yeux de la loi, qu’en est-il ? Et aux yeux du principal intéressé, qu’en est-il ?

Si un youtubeur se plaint d’une personne, sur Twitter, en disant « elle me fatigue » et que cette personne se fait défoncer sur les réseaux, est-ce de la haine ? Le Youtubeur est-il, au regard de la loi, responsable du déferlement de haine à l’encontre de la personne ? Sans doute pas, pour autant, c’est son message qui est responsable du déferlement de haine que la personne va se prendre en pleine face…

« Manifestement »

Pour protéger la liberté d’expression, il y a déjà bien longtemps, la loi a commencé à définir ce qu’on appelle le « manifestement … », « manifestement injurieux », « manifestement illicite », « propos manifestement haineux »… Manifestement signifiant qu’il n’existe aucun doute quant à la teneur du propos : dire « Éric Ciotti, j’aimerais bien voir sa tête accrochée sur un lampadaire de Paris », c’est haineux et c’est de l’incitation à la violence, il n’existe aucun doute quant à la teneur de ce propos qui, je le précise, est donné à titre d’exemple… parce que j’aimerais bien ne pas avoir d’ennuis avec la justice, ni avec Ciotti, donc je préfère préciser que c’est un exemple et que je ne souhaite la mort de personne.

Il existe, en résumé, deux grandes catégories de propos : ceux « manifestement » illicites, où il n’existe absolument aucun doute quant à la teneur des propos, et ceux où… c’est plus compliqué, plus nuancé, ceux qui ont besoin d’une analyse, d’un contexte.

Ces contenus, qu’on appelle généralement des « contenus gris », doivent être traités avec beaucoup de précautions car ils peuvent être une simple manifestation de la liberté d’expression d’une personne. Interdire les propos en question revient alors à les censurer, à limiter la liberté d’expression à tort. Et censurer, interdire les opinions, limiter la capacité qu’ont les citoyens à pouvoir les exprimer, c’est l’arme des gouvernements totalitaires, des états policiers et des dictatures.

Si la définition du « manifestement » existe plus ou moins, elle ne représente qu’une infime partie des cas de diffusion et de propagation de la haine en ligne. Lors de la première séance sur le texte, des députés expliquaient, dans 100% du contenu haineux observé, le contenu « manifestement haineux » représentait environ 20% du contenu (ndlr : je n’ai pas trouvé la source de leurs propos mais le chiffre me semble cohérent), les 80% restants sont donc des contenus gris.

Qui devrait observer ces « contenus gris » ?

Observer la qualité de ces « contenu gris » nécessite du temps, des capacités juridiques certaines, une capacité d’interprétation, une connaissance de la loi fine. Qualifier ces propos comme licites ou comme illicites est une chose sensible, puisque c’est directement relié à la liberté d’expression, droit fondamental. Ainsi, l’idéal est que ce soit un juge qui s’en charge.

Imaginons qu’une plateforme ait un doute sur le caractère « manifestement illicite » d’un contenu, malgré son armée de juristes : elle fait appel à un juge, qui tranche le sujet, et « voilà ». C’est ce qui devrait se faire, pour garantir que le propos considéré comme haineux le soit réellement, pour être sûr de ne pas entraver la liberté d’expression des personnes…

Mais.

Actuellement, les plateformes ont des interprétations larges du « manifestement illicite ».  Elles ne savent pas correctement catégoriser des « contenus gris » et, par sécurité, elles bloquent et censurent bien que nécessaires.

A titre d’exemple, on peut citer …

Les plateformes d’échange, les réseaux sociaux, les blogs, sites Internet et autres ne veulent pas voir leur responsabilité engagée, ils sont déjà assujettis à des obligations fortes de gestion des contenus… ainsi, ils mettent en place une politique extrêmement restrictive, font du sûr-blocage, censurent, …

Les « gros », Facebook & Co., disposent d’armées de juristes pour trancher sur le sujet et pourtant, le constat est de pire en pire : des propos ou des vidéos entières sont censurées.

On peut leur reprocher le fait de le faire, on peut critiquer la décision de le faire, on peut se plaindre du dispositif, il n’en est pas moins révélateur d’un problème : les opérateurs privés ont leur propre interprétation des contenus gris, interprétation qui consiste à dire « dans le doute, on bloque. », ils ont bien du mal à catégoriser avec justesse le « manifestement illicite ».

On rajoutera à cette difficulté le fait qu’ils soient obligés d’agir rapidement pour retirer le contenu, ils n’ont pas le temps de se prononcer correctement, pas les moyens nécessaires pour analyser en détail le contenu, et ne souhaitent pas mettre les moyens nécessaires pour le faire.

La logique voudrait donc que la loi vienne corriger le problème. Ainsi, on pourrait imaginer que la proposition de loi dont nous parlons introduise le juge afin de répondre aux doutes sur les « contenus gris », la loi pourrait dire « en cas de doute sur un contenu illicite (ndlr : donc non « manifestement illicite »), l’opérateur privé saisit le juge judiciaire (ndlr bis : garant des libertés individuelles dont la liberté d’expression fait partie) afin d’obtenir un avis de ce juge. Cet avis est rendu en 24 heures maximum après la saisine du juge. ». Cela représenterait un bon équilibre, le contenu est rapidement retiré, un juge se prononce sur le sujet, la liberté d’expression est préservée, les propos manifestement illicites sont supprimés, tout le monde est content.

Sauf que cette idée a été rejetée par la rapporteuse de la proposition de loi, Mme Avia, et Mme Belloubet, ministre de la Justice, et que l’amendement qui proposait ce dispositif a été rejeté par les députés lors du vote à l’Assemblée Nationale.

Le texte prévoit que l’appréciation des « contenus gris » revienne aux opérateurs, afin d’aller plus vite dans le blocage ou la suppression des contenus. Par ailleurs, le texte réduit de façon significative le temps dont disposent les opérateurs pour retirer du contenu. Dès lors, les problèmes de censure ne peuvent que s’accentuer, les blocages à tort aussi, le « zèle » des opérateurs privés également. Les obligations de la future loi sont extrêmement contraignantes pour ces derniers, ils appliqueront le même procédé qu’actuellement : bloquer plus que nécessaire, pour éviter des risques.

Ironie du sort, la loi prévoit des sanctions en cas de sûr-blocage. Les opérateurs privés vont donc se faire taper dessus s’ils ne bloquent pas les propos mais vont aussi se faire taper dessus s’ils bloquent à tort des propos qui n’auraient pas dû être bloqués. Tout en sachant qu’ils sont incapables de catégoriser correctement du contenu « manifestement » illicite. C’est mal pensé, dangereux pour tout le monde, ça va nécessairement conduire à des situations anormales… et en attendant, la liberté d’expression qu’a chacun va se faire raboter, encore une fois.

Vous voulez savoir le pire : les députés, la rapporteure du texte et la ministre le savent. Un député, lors des débats à l’assemblée, l’a dit « oui, Madame Dumas (ndlr : une députée), il y aura sans doute du sûr-blocage, mais bon […] c’est un choix politique. »

Traduisons un peu cette phrase, avec des choses plus explicites : « Oui, Madame Dumas, il y aura sans doute des cas de blocage et de limitation de la liberté d’expression… mais c’est un choix politique. »

Vous le voyez mieux, le malaise ? Ne pas inclure le juge, pour des motifs d’efficacité, c’est induire un risque énorme, qui est connu de surcroit, de blocage à tort des propos. Cela arrivera, tout le monde le sait, les députés le savent et ils ont tout de même voté pour cet amendement.

L’observatoire de la haine

Autre point, un observatoire de la haine en ligne va être mis en place. Bonne idée sur le fond, non ?

Cet observatoire, introduit par l’article 7 de la proposition de loi, aura pour rôles le suivi et l’analyse de l’évolution en ligne des contenus illicites sur Internet et la formulation des propositions de sensibilisation, de prévention, de répression des propos haineux sur Internet.

Chouette, chouette, chouette !!

Sauf que les associations, les professionnels, les organismes de régulation et les experts du sujet se sont déjà prononcés sur le contenu de la proposition de loi, qu’ils estiment dangereuse et, devinez quoi, ils n’ont pas été écoutés et leur avis n’ont pas été pris en compte.

Dès lors, nous pouvons nous poser les questions suivantes : soit l’organisme en question fait correctement son travail, émet des critiques, des recommandations, … sans être écoute (ce qui est déjà le cas actuellement), soit l’organisme n’est qu’un relais du ministre, auquel cas son travail n’est pas impartial et il n’est qu’un organisme fantoche qui représente la validation morale des experts…

Dans les deux cas, nous avons un problème : dans le premier ils ne sont pas écoutés, dans le second ils ne servent à rien.

Des experts du numérique il y en a… comme le Conseil National du Numérique ou CNNum, qui s’est opposé à la loi en question. Il n’est pas le seul, le Conseil National des Barreaux ou encore la Ligue des Droits de l’Homme se sont également opposés à ce texte… et pourtant, ils n’ont pas été écoutés.

Surprise, dans une lettre ouverte d’un certain nombre d’organisation, dont celles précédemment mentionnées, on retrouve des critiques sur l’absence de juge judiciaire, sur l’absence de procédures sur les « contenus gris », sur le risque d’une censure qui cache son nom…

La lettre est ici, prenez le temps de la lire : https://www.renaissancenumerique.org/publications/lettre-ouverte-relative-a-la-proposition-de-loi-visant-a-lutter-contre-la-haine-sur-internet [PDF]

Il y aurait tant à dire sur cette loi mal faite, mal pensée, mais il serait possible de résumer tout à un seul point : les gouvernements successifs ne cherchent pas à être efficaces, ils ne cherchent pas à faire bien, ils ne cherchent pas à faire les bonnes choses, dans le bon sens, en respectant des principes fondamentaux de notre semblant de démocratie. Non. Les gouvernements successifs cherchent à dire « regardez, nous faisons des textes de loi, nous faisons des choses, nous au moins nous faisons des choses », tout en se fichant éperdument de l’efficacité desdits textes de loi. Ils ont besoin, désespérément, de montrer au monde, au peuple, qu’ils font quelque chose. Alors ils grattent des textes entiers, dangereux, inadaptés, inutiles, qui ne font que surcharger la justice, qui délèguent à des opérateurs privés comme Facebook des principes constitutionnels, fondamentaux. Nos gouvernements successifs nous dépossèdent de nos droits et des gardiens de ces derniers, les juges.

Crédit Photo de l’image à la une : Bertrand Guay de l’AFP