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Loi Avia : ce qui devait arriver arriva. Feat. le Conseil Constitutionnel.

vendredi 19 juin 2020 à 12:13

Il y a un an ou presque, j’écrivais mon dernier papier sur le blog. Il avait pour sujet le projet de loi Avia ou « proposition de loi visant à lutter contre la propagation des propos haineux sur Internet », de son petit nom tout gentil tout mignon.

Un an après, le projet de loi est passé par le Sénat, puis à fait un retour à l’Assemblée Nationale pour être voté définitivement. C’était prévisible, c’est arrivé. Que le texte fasse l’objet d’une saisine au Conseil Constitutionnel après son vote et… sans grande surprise, fasse l’objet d’une non conformité à la constitution, c’était aussi assez prévisible.

Ce qui devait donc arriver arriva, le Conseil Constitutionnel, dans sa décision n°2020-801 DC du 18 juin 2020, a – et c’est peu de le dire – décapité et mis en charpie la loi Avia.

Un texte équilibré…Pourtant…

Selon Laetitia Avia (et bien d’autres au sein du groupe LREM), ce texte semblait avoir tout pour plaire : un texte nécessaire, juste, équilibré, bien pensé. Un travail sur le long terme, plus de deux années d’échanges, une écoute et un travail poussé avec les associations pour s’assurer que ce texte respecte les besoins, les attentes et les principes fondamentaux de notre état de droit.

Dans l’autre camp – si tant est qu’on puisse parler de camp – le discours était, disons, diamétralement opposé. Si tout le monde s’entendait – et s’entend – à dire qu’il faut effectivement lutter contre la haine en ligne, nombreuses étaient les voix qui s’élevaient contre les dispositions du texte. Je fais d’ailleurs partie de ces derniers : oui, lutter contre la haine en ligne est une nécessité mais non, lutter avec des dispositifs comme la loi Avia, ce n’est pas envisageable.

Il y a un an…

Nous nous alarmions, ici ou ailleurs, sur un ensemble de dispositions du texte, spécifiquement les délais de suppression des contenus, allant de 1 à 24 heures et accompagnés de sanctions pénales et financières si les contenus n’étaient pas supprimés dans ces délais.

Ici même, je m’inquiétais plus spécifiquement du « manifestement illicite », expliquant que ce « manifestement » était laissé à la main du service de communication qui devait bloquer le contenu :

« Le texte prévoit que l’appréciation des « contenus gris » revienne aux opérateurs, afin d’aller plus vite dans le blocage ou la suppression des contenus. Par ailleurs, le texte réduit de façon significative le temps dont disposent les opérateurs pour retirer du contenu. Dès lors, les problèmes de censure ne peuvent que s’accentuer, les blocages à tort aussi, le « zèle » des opérateurs privés également. Les obligations de la future loi sont extrêmement contraignantes pour ces derniers, ils appliqueront le même procédé qu’actuellement : bloquer plus que nécessaire, pour éviter des risques»

Je m’inquiétais aussi des dispositions du texte, qui représentaient une menace que je qualifiais alors de sérieuse sur la liberté d’expression.

Bilan, un an après, me conduisant à penser que j’avais vu juste : la décision du Conseil Constitutionnel partage ces observation et avis.

La décision du Conseil Constitutionnel en détail

Sur le délai de retrait des contenus en une heure

Le conseil décide la chose suivante :

« 7. Toutefois, d’une part, la détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose pas sur leur caractère manifeste. Elle est soumise à la seule appréciation de l’administration. D’autre part, l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif et le délai d’une heure laissé à l’éditeur ou l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le retirer. Enfin, l’hébergeur ou l’éditeur qui ne défère pas à cette demande dans ce délai peut être condamné à une peine d’emprisonnement d’un an et à 250 000 euros d’amende. 

8. Dès lors, le législateur a porté à la liberté d’expression et de communication une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

9. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, le paragraphe I de l’article 1er de la loi est contraire à la Constitution. »

Fin du game. Le retrait des contenus en une heure est jugé contraire à la constitution car il porte atteinte, de façon disproportionnée, à la liberté d’expression.

Sur le retrait des contenus en 24 heures

Le conseil étrille également les dispositions du retrait des contenus en 24 heures (points 10 à 19 de la décision du Conseil, je cite certains points, la mise en gras est de mon fait si vous souhaitez lire l’essentiel) :

« 14. Toutefois, en premier lieu, l’obligation de retrait s’impose à l’opérateur dès lors qu’une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour lesquels il est manifestement illicite. Elle n’est pas subordonnée à l’intervention préalable d’un juge ni soumise à aucune autre condition. Il appartient donc à l’opérateur d’examiner tous les contenus qui lui sont signalés, aussi nombreux soient-ils, afin de ne pas risquer d’être sanctionné pénalement.

15. En deuxième lieu, s’il appartient aux opérateurs de plateforme en ligne de ne retirer que les contenus manifestement illicites, le législateur a retenu de multiples qualifications pénales justifiant le retrait de ces contenus. En outre, son examen ne doit pas se limiter au motif indiqué dans le signalement. Il revient en conséquence à l’opérateur d’examiner les contenus signalés au regard de l’ensemble de ces infractions, alors même que les éléments constitutifs de certaines d’entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s’agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d’énonciation ou de diffusion des contenus en cause.

16. En troisième lieu, le législateur a contraint les opérateurs de plateforme en ligne à remplir leur obligation de retrait dans un délai de vingt-quatre heures. Or, compte tenu des difficultés précitées d’appréciation du caractère manifeste de l’illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref.

18. En dernier lieu, le fait de ne pas respecter l’obligation de retirer ou de rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni de 250 000 euros d’amende. En outre, la sanction pénale est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition.

19. Il résulte de ce qui précède que, compte tenu des difficultés d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l’absence de cause spécifique d’exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée. Dès lors, sans qu’il soit d’examiner les autres griefs, le paragraphe II de l’article 1er est contraire à la Constitution. »

En résumé, si vous n’aimez pas les grandes explications

le caractère « manifestement illicite » est laissé à l’appréciation des opérateurs de plateforme en ligne (point 15 et 16), ils doivent, dans un temps très court, estimer le caractère manifestement illicite des contenus. S’ils ne le font pas pour l’ensemble des contenus, c’est terminé pour eux (point 18).

Le risque est le même que le retrait des contenus en une heure : un blocage par défaut pour éviter de laisser passer quoi que ce soit, quitte à bloquer des choses parfaitement légitimes. Les risques encourus en cas de manquement à ces obligations étant trop important et la complexité d’un blocage efficace et juste étant soit trop technique, soit juridiquement trop complexe, soit les deux, les opérateurs préfèreront bloquer beaucoup plus que nécessaire… Ce que le Conseil Constitutionnel considère, à juste titre, comme une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.

Sans ses deux points, le cœur du dispositif de la loi Avia est mort. La quasi totalité de la loi dépendant de ces dispositions, Il n’est pas disproportionné de dire que la quasi totalité de la loi est censurée. La décision du conseil, en plus de censurer les paragraphes I et II de l’article 1er, censure les articles 3, 4, 5, 7, 8, 9 et 11 ainsi une partie des articles 10, 12 et 19.

A titre informatif, le texte est composé de 19 articles. La quasi totalité de la loi est censurée par la décision du Conseil Constitutionnel.

Pour vous donner une image encore plus représentative, le texte fait 17 pages (PDF). Sur ces 17 pages, deux pages n’ont pas été censurées… dont la page de garde qui, à première vue, semble conforme à la constitution. (Ça va on peut bien rigoler, rohlalalalala.)

En résumé : la décision du Conseil Constitutionnel résonne comme une grosse claque très douloureuse, envoyée en pleine tête. Propre, soignée, mais terriblement brutale.

Elle est d’autant plus brutale que le texte a été défendu bec et ongles par la principale intéressée, suivie par de nombreuses personnes. Il était porté haut et présenté comme un texte exemplaire. La décision du conseil doit, j’imagine, assez mal passer.

Et la suite ?

Bon. La décision du Conseil Constitutionnel est tombée. Soit. Chouette. Champagne toussa. La loi est morte née. Toujours chouette, toussa toussa… Il a fallu plus de deux années pour qu’elle sorte et elle est censurée à plus de 80 %. Quelle perte de temps, d’énergie, quel gaspillage. Le conseil d’État avait alerté sur un potentiel risque d’inconstitutionnalité, les associations, les expert.e.s aussi.

Dans un monde « normal », pour toute personne normalement constituée, deux claques et un échec aussi cuisant signifient qu’il faut arrêter, lâcher l’affaire et passer à autre chose… Sauf que nous ne sommes pas dans un monde « normal » et que Laetitia Avia est du genre très… obstinée.

Cette claque, elle l’envisage comme une feuille de route donnée par le conseil des sages, comprenez donc que le texte va – encore – revenir à l’Assemblée Nationale. Quand ? On ne sait pas, mais la députée et le groupe LREM ne s’arrêtera pas à cet échec.

Dans un prochain billet, on s’interrogera sur les raisons qui ont conduit ce texte (et d’autres) à en arriver à « ça ». Entre ignorance, incompétence et manque de moyens, je vous livrerai mon avis sur le sujet suivant « Pourquoi, en matière de législation et d’application de cette législation sur Internet, la France est totalement à la ramasse ? »